
Y’a Quelqu’un ? au Théâtre de Belleville : Angélus, le clown d’Hervé Langlois, se retrouve seul le jour de son anniversaire. Tendre et attachant, il souffre, s’angoisse, et emporte le spectateur sur des montagnes russes, entre empathie et tristesse.
Y’a Quelqu’un ? au Théâtre de Belleville : Angélus, le clown d’Hervé Langlois, se retrouve seul le jour de son anniversaire. Tendre et attachant, il souffre, s’angoisse, et emporte le spectateur sur des montagnes russes, entre empathie et tristesse.
Dissident, il va sans dire à l’Artistic Théâtre: Hugo Givort met en scène un texte de Michel Vinaver, il tisse autour de Judith d’Aleazzo et Pablo Cherrey-Iturralde, bondissants, un cocon de mots du quotidien, un cocon de tendresse et de passions. C’est intéressant, c’est bien fait, c’est un peu court.
Un Picasso au Studio Hébertot : une tigresse plante ses griffes sur le dos du Minotaure. Allez voir Jean-Pierre Bouvier et Sylvia Roux s’affronter dans un duel animal et psychologique autour de trois dessins de Picasso dont l’un doit disparaître dans un autodafé au profit de dignitaires nazis. Une pièce excellente, à voir absolument.
Le collectif belge des Tg Stan célèbrent à sa façon les 400 ans de la naissance de Molière. Et c’est encore libre, frais, gai et incontournable.
La compagnie Tg STAN fut fondée par quatre acteurs diplômés du Conservatoire d’Anvers en 1989. Jolente De Keersmaeker, Damiaan De Schrijver, Waas Gramser et Frank Vercruyssen, refusèrent catégoriquement de s’intégrer dans une des compagnies existantes, ne voyant dans celles-ci qu’esthétisme révolu, expérimentation formelle aliénante et tyrannie de metteur en scène. Résolument tournée vers l’acteur, refusant tout dogmatisme, voilà les mots clés qui caractérisent Tg STAN. Le refus du dogmatisme est évoqué par son nom – S(top) T(hinking) A(bout) N(ames) – mais aussi par le répertoire hybride, quoique systématiquement contestataire, où Cocteau et Anouilh côtoient Tchekhov, Bernhard suit Ibsen et les comédies de Wilde où Shaw voisinent avec des essais de Diderot.
Dans Poquelin, les STAN avaient concocté leur best of Molière librement inspiré de multiples pièces, privilégiant les farces. Dans Poquelin II, ils s’emparent de L’Avare et du Bourgeois gentilhomme. Renouant avec un théâtre de tréteaux, ils s’en donnent à cœur joie pour interpréter ces deux comédies où l’on se moque d’un maître de maison accroché à ses pouvoirs, ridicule et touchant. La mise en scène s’articule autour d’une complicité tissée avec les spectateurs. La pièce se joue salle allumée. La troupe partage avec son public le plaisir du texte et du jeu. Les rires et les fous rires -nombreux- traversent la salle. L’humeur est à la joie.
Dès que le choix d’un texte est fixé, celui-ci est adapté et retravaillé, reformulé, afin de produire un nouveau texte de jeu, propre au collectif. Les artistes ne montent finalement sur scène qu’à peine quelques jours avant la première de la pièce, mais le spectacle ne prend réellement corps que dès l’instant où il est joué devant un public. Les STAN croit résolument à la force « vive » du théâtre : un spectacle n’est pas une reproduction d’une chose apprise, mais se crée chaque soir à nouveau, avec le public. tg STAN donne une place centrale au comédien et croit dur comme fer au concept du comédien souverain, qui est aussi bien interprète que créateur.
Avec Poquelin II, la mise en scène en trifrontal avec une estrade en bois feint de renouer avec une origine de l’œuvre, avec un temps où Molière devait financer, mal, ses tournées. Nous assisterions au trognon de la pièce , à sa première création encore chancelante, mal assurée, mais prometteuse. Évidemment, Stan le sait, jamais Molière n’a présenté ainsi ces pièces.Pourtant, nous croyons voir la naissance de l’œuvre, la création de lumière viendra, le jeu se précisera, les textes seront mieux appris, les déplacements s’affineront. Les STAN brillants, nous trompent. Ils ne décapent pas l’œuvre, il ne nettoie rien de poussières ou de scories sédimentées depuis ce temps des origines. Il ne s’ancrent pas dans un passé. Ils magnifient le texte et inventent. Par cette inventivité riche de leur sens du plateau et du public se construit avec précision trois heures de théâtre jubilatoire.
L’autre malicieuse trouvaille est le geste désordonné, cacophonique. Une fois encore Stan réhabilite le désordre pour oxygéner son théâtre. En cette époque où certains abusent de la cacophonie pour des combats identitaires, corporatistes ou insurrectionnels, nous pourrions croire à un mauvais bricolage masqué par du bruit. Au contraire, les Stan nous sauvent de notre temps où le marketing politique se hurle dans les assemblées ou dans la rue, pour réaffirmer que par un vacarme la générosité sait produire un plaisir collectif.
Au théâtre de la Bastille, dans le cadre du festival d’Automne de Pairs, nous avons assisté à trois heures de bonheur théâtral. Molière revient parmi nous et nous respirons loin d’ un air épuisé des vociférations syndicales, politiques ou doctrinales.
Poquelin II, De et avec Jan Bijvoet, Jolente De Keersmaeker, Damiaan De Schrijver, Els Dottermans, Bert Haelvoet, Willy Thomas et Stijn Van Opstal
Crédit photo © Kurt Van der Elst
À la Manufacture des Abbesses, Table Rase est une pièce enlevée et émouvante qui n’oublie pas de nous faire rire, beaucoup. Un très bon moment de théâtre.
Adaptée du québécois par Charlotte Monnier, la pièce a déjà rencontré un immense succès au Canada. Six jeunes femmes, trentenaires, amies d’enfance se retrouvent pour une soirée dans un lieu choisi. L’une d’entre elles, atteinte d’une maladie incurable, sera le vecteur d’un serment qu’elles ont souhaité échanger ; elles s’engagent à se réinventer, à faire table rase de leur quotidien, de leurs routines. Chacune explorera lors de cette soirée tant pathétique que drolatique les modalités d’un nouveau départ. À l’innocence d’une soirée entre copines répondent très vite des réflexions quasi métaphysiques sur l’amour, sur la maternité, sur le couple, sur l’amitié, sur la vie. Nous sommes invités à un cryptobanquet platonicien féminin et ancré dans l’époque. C’est drôle et instructif.
Écrit à plusieurs mains, le texte semble réaliste tout en construisant une pièce contemporaine et fictionnelle, un conte moral. Nous voulions interroger notre identité féminine et québécoise, en créant un objet qui pousserait le spectateur à réfléchir à notre condition, mais aussi à la sienne avouent les autrices.
La troupe emporte le public dans un tourbillon de paroles, de bon mot et de joyeuses névroses. Charlotte Monnier nous arrache le cœur. Elisa benizio, repérée dans Archipel de Marie N’Diaye par Georges Lavaudant aux Bouffes du nord est hilarante. Odile Blanchet réussi un rôle contenu après le burlesque La Ligne Rose pièce qu’elle a coécrite et qu’elle a jouée au Lucernaire. Chloé Boccara réussit son personnage tout en équivoque. Laura Mello et Isis Montanier finissent de construire, avec talent, l’édifice d’une équipe homogène et à la fois bigarrée. Le spectateur regrettera de quitter trop vite ces personnages auxquels il va s’attacher.
Table rase est un huis clos, voyeur, sombre, désinhibé, festif et généreux. La pièce nous invite à mesurer la puissance de l’amitié. À saisir comment il ne nous faudra jamais renoncer à la joie lors de notre lutte ininterrompue contre la mélancolie parce que le monde oublie chacun et que la société broie le singulier. A ne jamais renoncer à se rêver plus grand.
Sylvy Ferrus (repérée avec Orphans) est une orfèvre. Le motif du repas est un poncif du théâtre. La metteuse en scène échappe à la facilité, son repas semble commencer sans jamais vraiment. Elle restitue le spectre des sentiments et des émotions par un rythme précis et des déplacements qu’on imagine calculés scientifiquement. La danse des 6 comédiennes investit le plateau de la manufacture avec aisance. Sylvy Ferrus, passionnée par ce qui circule entre les êtres explique : Je souhaite que le public voie défiler sous ses yeux la puissance de l’amitié, qui pousse à être drôle quand on préférerait s’isoler pour pleurer, à être vulgaire alors qu’on est pudique et à tenir debout quand on est à bout de forces.
On aura compris. Et on aura beaucoup ri.
Table Rase, du 6 novembre 2022 au 4 janvier 2023, les lundis, mardis et mercredis à 21h et les dimanches à 20h (relâches exceptionnelles le 9 novembre, le 15 novembre et le 25 décembre), Théâtre Manufacture des Abbesses, Autrices Catherine Chabot, Vicky Bertrand, Marie-Anick Blais, Rose-Anne Déry, Sarah Laurendeau, Brigitte Poupart et Marie-Noëlle Voisin, Mise en scène Sylvy Ferrus, Adaptation du québécois Charlotte Monnier, Avec Élisa Benizio, Odile Blanchet, Chloé Boccara, Laura Mello, Charlotte Monnier, Isis Montanier.
Visuel : Affiche
06 NOVEMBER 2022
04 JANVIER 2023
Le programme de la salle indique : remerciement à la boucherie Au bon bœuf (Paris 18e) qui fournit les carcasses ! Angélica Liddell est de retour et une fois encore c’est sanglant, c’est surprenant et c’est génial. Le Festival d’Automne à Paris reprend la pièce que la diva espagnole a créée en 2021 et qui a notamment été présentée au Festival d’Avignon. Ça s’appelle Liebestod – L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux, Juan Belmonte. Cette pièce a été créée dans un cadre très particulier : Milo Rau est directeur artistique du NTGent, et chaque année il demande à un artiste de mettre en scène son « Histoire du théâtre ». Et donc l’artiste espagnole connue pour ses pièces hurlantes en signe la troisième, après La Reprise, de Milo Rau et Histoire du théâtre II de Faustin Linyekula.
Un jour de création, Angélica Liddell découvre que sa relation intime au théâtre ressemble au rapport qu’entretient le célèbre torero Juan Belmonte avec la corrida. En miroir fraternel, les deux hystéries globalisantes, mystiques et religieuses sont toutes les deux propulsées par un désir de vie qui s’intrique à un désir de mort. Empilant à cet imaginaire la symbolique chrétienne, celle du peintre Francis Bacon et du compositeur Richard Wagner (Liebestod, qui signifie littéralement “mort d’amour”, est le titre du final de l’opéra Tristan et Isolde), l’autrice, metteuse en scène et performeuse espagnole, immense vedette dans son pays, invente un spectacle provocateur qui renouvelle son propre genre.
Dans une arène couleur sang, elle excite un taureau, elle interroge Dieu et invective le public. C’est une messe macabre et dynamisante, une messe à la vie. Une messe érotique aussi. Angelica Liddell construit un spectacle sous la forme d’un rêve en couleur, à l’esthétisme efficace, aux condensations multiples. L’expérience de spectateur est un ravissement, où l’érotisme est confisqué à l’immédiat pour le fabriquer profond, ténu et sûr de lui. Elle érotise une radicalité de l’amour face aux radicalités bon marché et immédiates des réseaux locaux ou des discours insurrectionnels. Elle donne à sa pensée un éros et une temporalité. Elle ne nous caresse pas dans le sens du poil mais sa caresse est bonne.
Le spectacle est total. La force de son art aiguisé réside dans une saturation du verbe et de l’image. Les mots sont simples, percutants. Les symboles se veulent universels, simples à décoder. Au milieu de l’édifice, le corps d’Angélica Liddell nous saisit et nous guide pour un voyage philosophique. Au lever de rideau, deux tableaux sous forme d’images vivantes posent le contexte. D’abord, un homme promène une caravane de chats au bout de longes. Puis le monolithe de 2001, L’Odyssée de l’espace apparaît. Le symbole de l’origine de la civilisation répond à son dernier avatar futile, ridicule, kitch et mondain. Les secousses du spectacle fabriquent un manifeste spirituel, où la transcendance se réconcilie avec son origine en ce qu’elle soutient les hommes, et où la verticalité réapprend à cimenter la société. Et les vrais coupables protégés par la bien-pensance réapparaissent. L’animalisme anti corrida n’est qu’un animisme barbare, une abolition de l’esprit et de la civilisation. La grève des techniciens de théâtre est ridicule. « Mon cul la grève ! » lance-t-elle au public, montrant ses fesses nues (on se souvient que la dernière création de Stéphane Braunschweig n’a connu que la moitié des représentations programmées ; en cause la grève d’une partie des techniciens qui ont poussé leur impunité jusqu’à planifier des grèves de 59 minutes, profitant d’une lecture de la réglementation qui leur permettait ainsi de faire grève sans prévenir et sans réduction de salaire). « Ce sont des imbéciles ! Qui ne sont pas des créateurs ! » lance la diva.
Au-delà de ses combats pour une autre universalité, pour une transcendance, pour une humanité qui réapprend à douter, il y a comme à chaque fois chez l’artiste l’amour, le corps et ce qui se joue entre les deux : la vie et la mort. Au centre, les mots nous aèrent, nous rafraîchissent. La beauté du geste héritée de celle de la nature rencontre celle des mots, qui est la nature des hommes.
« Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées », écrivait Camus. La transgression salvatrice d’Angélica Liddell alerte le public, inverse les termes de la bien-pensance, verticalise les horizontalités amalgamantes qui se prétendent inclusives. Elle nous secoue et nous inspire. Elle appelle le ciel à la rescousse, mais est-il habité ? La salle de l’Odéon, Paris 6e, est fui par quelques spectateurs trop délicats ; le spectacle fut en Avignon démoli par le grand journal du soir. La petite bourgeoisie, celle qui croit qu’elle doute sans se douter qu’elle croit et qui s’offense, signe par ce rejet la force de la pensée de l’artiste de Figueras. Car c’est le rinçage de nos pensées endormies que vise Angelica Liddell. Elle nous donne cet oxygène. C’est grand et précieux.
Liebestod, El olor a sangre no se me quita de los ojos [L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux], Juan Belmonte, Histoire(s) du théâtre III
Texte et mise en scène : Angélica Liddell, en espagnol, surtitré en français
10 – 18 novembre : Odéon – Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon, 75006 Paris
Crédit photo © Christophe Raynaud de Lage
Eric Vignier monte au théâtre de l’Atelier le texte ciselé de Lucy Kirkwood , les enfants. La pièce vertueuse s’inscrit en nous par la grâce de la mise en scène et de l’interprétation de trois fantastiques comédiens.
La silhouette de Dominique Valadié surgit dans la pénombre au milieu d’un décor de façon futuriste des années 60. La silhouette porte pardessus et cartable. Elle est en visite chez des amis. Ces amis-là viendront. D’abord, Cécile brune, l’immense Cecile Brune, à la voix si profonde, ancienne sociétaire de la Comédie Française, récemment le personnage du flambeau dans L’aiglon de Rostand -la chance de voir jouer Cécile Brune ne se refuse jamais-. Puis viendra Frédéric Pierrot, qui incarna le docteur Dayan dans la série En thérapie, acteur parfait. L’univers visuel construit autour de droites, de figures géométriques et de vides envoûte. La scénographie épurée et une formidable bande-son finissent l’ouvrage.
Tous les trois sont ingénieurs atomistes et une catastrophe vient de se produire dans la centrale voisine. Dominique Valadié est mystérieuse. Elle vient proposer à ses anciens collègues un contrat particulier qui va les obliger à se confronter à leurs conflits intimes, à leurs manquements, engagements et responsabilités. Derrière la dystopie écologiste se cache une histoire humaine et philosophique. Sous la difficile et féroce comptabilité de ce que cette génération aura laissé à la suivante se dissimule une aventure humaine ; trois retraités confrontés à l’âge et aux bilans. Les trois comédiens entrent en résonance. Il nous semble qu’ils se connaissent depuis toujours. Et leur qualité de jeu, nous font confondre leur personnage avec leur personne, et ces personnes et personnages avec nous même.
L’instant est intense et même si parfois le propos est naïf par besoin de radicalité, nous sommes emportés et tendrement émus par ces trois-là. Le public emmène avec lui Rose, Hazel et Robin pour longtemps.
LES ENFANTS de Lucy Kirkwood, mise en scène par Eric Vigner, Théâtre de l’Atelier , à 21 h 00, durée : 1 h 30. Avec Cécile Brune, Frédéric Pierrot et Dominique Valadié.
Le texte de la pièce traduit par Louise Bartlett est édité par L’Arche.
Crédit Photo ©Pascal Gely
Le metteur en scène Ludovic Lagarde reprend au théâtre 14 le monologue de Elfriede Jelinek crée en 2021 au Théâtre de Gennevilliers : Sur la voie royale, un brulot incendiaire contre nous même. Christèle Tual prête sa voix, son corps, ses perruques, ses manucures, ses multiples transformations et sa peau.
Lorsqu’en 2004 l’Autrichienne Elfriede Jelinek reçoit le prix Nobel de Littérature, la polémique gronde. Knut Ahnlund démissionne de l’Académie suédoise en protestation qualifiant l’œuvre de l’auteur de « fouillis anarchique » et de « pornographie, plaquée sur un fond de haine obsessionnelle et d’égocentrisme larmoyant ». A Paris, la comédienne Isabelle Huppert, lauréate de deux Prix d’interprétation à Cannes dont un pour La Pianiste (écrite par Elfriede Jelinek), déclare : « En principe, un prix peut récompenser l’audace, mais là, le choix est plus qu’audacieux. Car la brutalité, la violence, la puissance de l’écriture de Jelinek ont souvent été mal comprises ».
On l’aura compris, la plume de l’autrice autrichienne est brûlante, féroce, incandescente. Celle qui voit en 2016 les Américains élire Donald Trump écrit un pamphlet noir à l’extrême lucidité, Elle y dénonce les dérives grotesques du pouvoir personnel et son retour inquiétant dans sa violence la plus aveugle. Figure emblématique du règne du grand capital et de la fraude fiscale, ce roi à la perruque plaquée or incarne l’évolution de l’autoritarisme et des abus en tout genre. Au delà Elfriede Jelinek voit dans le clown Donald Trump le reflet de nous-mêmes.
Elle dresse un procès au vitriol d’un monde délétère, complaisant, paresseux.
Le texte dense avec sa lame aiguisée dénonce la fainéantise des discours de notre époque sur des sujets graves : les atteintes à la démocratie, la cruauté des politiciens, l’avidité des princes, le libéralisme décomplexé, le scandale des réfugiés ou la crise des subprimes. Parallèlement la pièce cartographie l’effrayant credo des bien pensants prêts à propager la peur et la haine au sein de nos sociétés qu’ils jugent et rêvent en péril. Le talent de Jelinek est de mettre à nu les faux semblant d’un discours égrainant des poncifs pour des militants faussement fascinés par l’insurrection. Elle se moque de nous en extrémisant les bons sentiments de la bien-pensance bobo, manière singulière et dérangeante de dénoncer les deux populismes en regard.
L’instant est intense. Christèle Tual est Elfriede Jelinek, elle entre canette de coca à la main sur un plateau vide sauf une chaise déco. Le brûlot sera servi par une diabolique actrice mise en scène par Ludovic Lagarde qui s’est glissé au sein même du texte et de la pensée de l’autrice. La comédienne ne nous laisse aucun répit. Nous sommes accrochés à ses mots, à cette brillante logorrhée, à son corps projetant les phrases assassines. Elle raconte et figure la colère. Celle de Elfriede Jelinek, la nôtre contre nous même. La lente succession de métamorphoses opérée sur la comédienne par la délicate Pauline Legros vient pour nous dire : Mais comment diable voulez-vous que je vous le dise ?
Le citoyen ne sort pas indemne. Le spectateur est ébloui.
Une brillante rareté!
La voie royale, d’après le texte d’Elfriede Jelinek, Mise en scène Ludovic Lagarde, Avec Christèle Tual et Pauline Legros, Traduction de l’allemand par Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, Création musicale Wolfgang Mitterer, Scénographie Antoine Vasseur, Lumières Sébastien Michaud, Costumes Marie La Rocca, Masques et maquillage Cécile Kretschmar, Maquillage et habillage Pauline Legros, Son David Bichindaritz, Vidéo Jérôme Tuncer, Dramaturgie Pauline Labib-Lamour, Assistantes à la mise en scène Céline Gaudier et Juliette Porcher.
Crédit Photo (c) Gwendal Le Flem
Depuis 2018 elle est la directrice du Préau, CDN de Vire Normandie. Lucie Bérélowitsch a été formée au Conservatoire de Moscou et à l’Ecole de Chaillot. Son théâtre a infusé son histoire personnelle dont son lien avec la Russie. Elle a mis en scène L’Histoire du Soldat de Stravinsky et Ramuz, Morphine de Boulgakov, Le Gars de Marina Tsvetaïeva avec Vladimir Pankov. Son Lucrèce Borgia de cinéma avec Marina Hands, à l’Athénée, la propulse dans la cour des grands. Puis vient son fabuleux et inoubliable Antigone créé avec les Dakh Daughters à Kiev, immédiatement après la révolution de Maïdan et enfin Un soir chez Victor H; cette pièce bluffante inspirée des séances de spiritisme de la famille Hugo à Jersey voit son premier acte joué hors les murs en théâtre de rue. Sur le plan international, Lucie Bérélowitsch a été membre du Lincoln Center, Director’s Lab à New York, elle a également été appelée pour des créations à Montréal, St-Pétersburg, ainsi qu’en Géorgie. Dès l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle fédère la solidarité du monde du théâtre et imagine entre autre en mars dernier la soirée de solidarité à L’Ukraine à l’Odéon.
Marie Dilasser a écrit Océanisé.e.s, un texte de commande pour le Préau CDN de Normandie – Vire. Puis viendra une adaptation par Lucie Berelowitsch et par l’écrivaine : Vanish.
L’histoire est celle d’un homme qui quitte femme et enfant pour rencontrer son destin, pour prendre la mer. Son projet consiste en un tour du monde qui finira par son retour au foyer où il pourra raconter son périple. Un homme décide d’affronter le danger d’un tour du monde en solitaire. Un homme décide de décrocher de sa vie et de disparaître volontairement. D’où vient cette élan ! ? S’agit-il du désir brûlant et beau vers un voyage initiatique, vers un dépassement de soi? S’agit-il d’une aventure stérile pour retrouver une virilité devenue valeur négative et ainsi se re-légitimer en père? Est ce une quête ou une fuite ? Il y a sans doute de tout cela dans cet élan aussi irrationnel, étrange que spectaculaire. Titouan Lamazou pour son tour du monde en solitaire dit « faire tapis », quand Bernard Moitessier quittant le tour du monde en solitaire pour sa longue route dit « sauver son âme ». Il y a quelque chose à liquider, il y a une dette, un compte à régler avec soi, explique Marie Dilasser.
Le comédien Rodolphe Poulain est un authentique marin, qui connait l’appel de la mer. Il est formidable dans Vanish. Il campe dans Vanish un navigateur plus vrai que nature qui veut liquider quelque chose, qui hurle qu’il sauve sa peau en partant. Il nous invite au plus près de ce personnage qui semble être convoqué par la mer. Le comédien prête sa voix et tout son corps à une brûlante force vitale. Sa femme est interprétée magnifiquement par Najda Bourgeois forte solide, intelligente et vraie. Quant à Guillaume Bachelé, il défend avec brio tous les autres personnages. Il joue aussi la musique au plateau. Les trois comédiens nous aident à penser le mystère de ce départ.
Lucie Berelowitch innove, invente. Elle aime le spectacle car elle aime le spectateur. Première spectatrice de ses pièces, elle veut être saisie, empoignée, captivée, ensorcelée, émue par ce qui se déroule sur le plateau. Elle refuse les motifs faciles ou convenus. Elle invente le théâtre d’aujourd’hui, celui de demain. Elle ne défend pas un texte, elle nous attaque au moyen du texte qui est comme une arme et qui impressionne de vitalité. Elle méprise un théâtre esthétisant qui se penserait en cocon feutré d’un texte qui ne serait que littérature. Son théâtre est incarné, c’est du corps, du corps, du corps… Et les corps souffrent dans de la ferraille, car un voilier c’est aussi de la matière brute. Les corps trébuchent, chutent ou glissent car la mer est belle, en même temps que affreuse et féroce.
Elle a compris. Le théâtre du XXIe siècle c’est un théâtre qui cohabite avec Netflix, avec Snapshat, avec Instagram. L’intrigue, à suspens, est menée tambour battant. Le texte nous raconte une lutte spectaculaire, fantastique et profondément humaine. Le corps retrouve son seul statut, le même que celui du théâtre, un éphémère déchet.
Le spectateur qui a traversé la pièce en apnée reste pétri par le texte de longues heures après le baisser de rideau. Et encore rempli de cet univers inventé dans la salle Copi du théâtre de la tempête.
Vanish est une pièce du XXIe siècle à ne pas rater.
Vanish
Avec Guillaume Bachelé, Najda Bourgeois, Rodolphe Poulain collaboration artistique Sylvain Jacques assistanat à la mise en scène Élise Douyère musique Guillaume Bachelé scénographie Hervé Cherblanc lumières Christian Dubet sonorisation Mikaël Kandelman costumes Suzanne Veiga Gomes assistée de Cécile Box décor Les Ateliers du Préau
Stéphane Braunschweig pour sa nouvelle création esthétise la pièce « Nous pour un moment » de l’écrivain et dramaturge norvégien Arne Lygre. La mise en scène et l’interprétation pardonnent les quelques faiblesses du texte et dédommagent pleinement notre plaisir de spectateur.
Deux grands panneaux blancs à angle ouvert plantés au fond du plateau, des chaises blanches et sur une des chaises Chloé Rejon. Ceux qui ont assisté au chef d’oeuvre du couple Braunschweig-Rejon à La Colline en 2009, pense à l’inoubliable Nora dans La Maison de poupée d’Ibsen. Et redoutent que le metteur en scène ne sache se renouveler; mais ces inquiétudes se délayent vite dans une scénographie inventive contributive et foncièrement signifiante. Braunschweig se réinvente lui même, belle surprise de la pièce tant il est rare qu’un metteur en scène à succés ne se repose pas sur ses lauriers. Une autre surprise se fonde dans le merveilleux de la mise en scène au décor dépouillé et pur. L’ensemble est planté dans un bassin d’eau car aucun point d’appui n’est stable dans la durée selon la théorie de la société liquide du sociologue Zygmunt Bauman. Peut être aussi l’eau figure nos inerties à avancer et ce à quoi toutes nos paroles dites se mesurent en feignant de l’oublier, la pataugeoire de tous les mots inutiles
« Nous pour un moment » aligne des scénettes aux situations de conflit, de séparation et de trauma. Un des principes d’écriture consiste en la transformation d’un personnage en un autre à la séquence suivante. Un moment de grâce, et il y en a beaucoup dans la pièce, nous est offert lorsque Chloé Réjon se transforme en son propre mari une fois qu’elle est morte. La comédienne féline impressionne, elle saisit le public avec force. Le reste de la troupe est au diapason. Mention spéciale pour le toujours parfait Jean Philippe Vidal et pour Virgine Colemyn qui défend une des plus belles scènes de suicide jamais vues.
Arne Lygre décrit le quant à soi lorsqu’il se confronte à la nécessité de communiquer. Les paroles dites sont vidées de leur affect; la violence est renvoyée au loin. Chaque personnage dans une difficulté à se faire comprendre tente une fausse authenticité mais ses aveux ne savent que contourner celui en face, cet autre qui s’annule dès que l’on ouvre la bouche pour parler. Tout n’est que je, sauf dans une scène d’annonce, sommet d’un trauma: –vous dites mes condoléances, vous dites merci. Sauf aussi dans un scène idéale où l’autre est l’un et où le suicide se convertit en un assassinat sur soi même. Sommes nous vraiment en lien les uns avec les autres ? Sommes nous les ennemis de nous même ? La pièce à ne pas rater posent ces question et beaucoup d’autres.
Nous pour un moment d’Arne Lygre, mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig, création — durée 1h35,