Vanish de Lucie Berelowitsch

Depuis 2018 elle est la directrice du Préau, CDN de Vire Normandie. Lucie Bérélowitsch a été formée au Conservatoire de Moscou et à l’Ecole de Chaillot. Son théâtre a infusé son histoire personnelle dont son lien avec la Russie. Elle a mis en scène L’Histoire du Soldat de Stravinsky et Ramuz, Morphine de Boulgakov, Le Gars de Marina Tsvetaïeva avec Vladimir Pankov. Son Lucrèce Borgia de cinéma avec Marina Hands, à l’Athénée,  la propulse dans la cour des grands. Puis vient son fabuleux et inoubliable Antigone créé avec les Dakh Daughters à Kiev,  immédiatement après la révolution de Maïdan et enfin Un soir chez Victor H; cette pièce bluffante inspirée des séances de spiritisme de la famille Hugo à Jersey voit son premier acte joué hors les murs en théâtre de rue. Sur le plan international, Lucie Bérélowitsch a été membre du Lincoln Center, Director’s Lab à New York, elle a également été appelée pour des créations à Montréal, St-Pétersburg, ainsi qu’en Géorgie. Dès l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle fédère la solidarité du monde du théâtre et imagine entre autre en mars dernier la soirée de solidarité à L’Ukraine à l’Odéon. 

L’appel de la mer

Marie Dilasser a écrit  Océanisé.e.s, un texte de commande pour le  Préau CDN de Normandie – Vire. Puis viendra une adaptation par Lucie Berelowitsch et par l’écrivaine  :  Vanish.

L’histoire est celle d’un homme qui quitte femme et enfant pour rencontrer son destin, pour prendre la mer. Son projet consiste en un tour du monde qui finira par son retour au foyer où il pourra raconter son périple. Un homme décide d’affronter le danger d’un tour du monde en solitaire. Un homme décide de décrocher de sa vie et de disparaître volontairement. D’où vient cette élan ! ? S’agit-il du désir brûlant et beau vers un voyage initiatique, vers un dépassement de soi? S’agit-il d’une aventure stérile pour retrouver une virilité devenue valeur négative et ainsi se re-légitimer en père?  Est ce une quête ou une fuite ? Il y a sans doute de tout cela dans cet élan aussi irrationnel, étrange que spectaculaire.   Titouan Lamazou pour son tour du monde en solitaire dit « faire tapis », quand Bernard Moitessier quittant le tour du monde en solitaire pour sa longue route dit « sauver son âme ». Il y a quelque chose à liquider, il y a une dette, un compte à régler avec soi, explique Marie Dilasser.

Le comédien Rodolphe Poulain est un authentique marin, qui connait l’appel de la mer. Il est formidable dans Vanish. Il campe dans Vanish un navigateur plus vrai que nature qui veut liquider quelque chose, qui hurle qu’il sauve sa peau en partant. Il nous invite au plus près de ce personnage qui semble être convoqué par la mer. Le comédien prête sa voix et tout son corps à une brûlante force vitale. Sa femme est interprétée magnifiquement par Najda Bourgeois forte solide, intelligente et vraie. Quant à Guillaume Bachelé, il défend avec brio tous les autres personnages. Il joue aussi la musique au plateau. Les trois comédiens nous aident à penser le mystère de ce départ. 

Le théâtre de demain

Lucie Berelowitch innove, invente. Elle aime le spectacle car elle aime le spectateur. Première spectatrice de ses pièces, elle veut être saisie, empoignée, captivée, ensorcelée, émue par ce qui se déroule sur le plateau. Elle refuse les motifs faciles ou convenus. Elle invente le théâtre d’aujourd’hui, celui de demain. Elle ne défend pas un texte, elle nous attaque au moyen du texte qui est comme une arme et qui impressionne de vitalité. Elle méprise un théâtre esthétisant qui se penserait en cocon feutré d’un texte qui ne serait que littérature. Son théâtre est incarné,  c’est du corps, du corps, du corps… Et les corps souffrent dans de la ferraille, car un voilier c’est aussi de la matière brute. Les corps trébuchent, chutent ou glissent car la mer est belle, en même temps que affreuse et féroce.

Elle a compris. Le théâtre du XXIe siècle c’est un théâtre qui cohabite avec Netflix, avec Snapshat, avec Instagram. L’intrigue, à  suspens, est menée tambour battant.  Le texte nous raconte une lutte  spectaculaire, fantastique et profondément humaine. Le corps retrouve son seul statut, le même que celui du théâtre, un éphémère déchet. 

Le spectateur qui a traversé la pièce en apnée reste pétri par le texte de longues heures après le baisser de rideau. Et encore rempli de cet univers inventé dans la salle Copi du théâtre de la tempête. 

Vanish est une pièce du XXIe siècle à ne pas rater.

Vanish

Avec Guillaume Bachelé, Najda Bourgeois, Rodolphe Poulain collaboration artistique Sylvain Jacques assistanat à la mise en scène Élise Douyère musique Guillaume Bachelé scénographie Hervé Cherblanc lumières Christian Dubet sonorisation Mikaël Kandelman costumes Suzanne Veiga Gomes assistée de Cécile Box décor Les Ateliers du Préau

« Je ne me souviens plus très bien » de Gérard Watkins, au Théâtre du Rond Point.

p183752_4 Il erre dans les rues en pyjama. Il s’appelle Antoine, mais il a oublié son nom. Il a quatre-vingt-treize ans, mais il a oublié son âge. Il sait qu’il ronfle. Il sait qu’il a été historien. Il se souvient des dates de l’Histoire si elle n’est pas la sienne. Il prétend qu’il a laissé son double, son autre lui-même, chez lui. Didier et Céline l’entourent. Ils lui demandent de gravir la marche d’un petit escalier. Test médical, ou épreuve de force. Mais Antoine perd un peu l’équilibre dans ce monde propre, sans germe, avec surveillance accrue et cachets pour tout. Didier est médecin, mais il pourrait être son fils. Il se transforme en chêne centenaire et perd à son tour la mémoire. Céline est psychiatre ou infirmière, elle pourrait être sa petite-fille. Elle aime jouer et prendre les traits de Natalie Portman. On aura compris que cette pièce nous parle de nos mémoires : la mémoire constitutive de nos vies en faisant le choix de conserver certaines choses,  tandis qu’il s’agit d’en oublier d’autres; la mémoire origine, celle de l’avant du sujet, la mémoire racine du chêne (on pense au chêne de Goethe);  la mémoire du devoir de mémoire, celle à partager, celle du collectif. p183752_1Et la mémoire à perdre, celle qui faisait trop de bruit et qui s’en va pour nous libérer; on ne racontera pas ici ‘la chute’ de la pièce. Sinon,  cette pièce (qu’il faut aller voir) parfaitement mise en scène, jouée par trois acteurs extraordinaires (un bravo appuyé à Philippe Morier-Genoud) réussit à prendre le parti d’un esthétisme signifiant, et nous donne à voir que sans cette mémoire qui nous quitte, les rapports humains se disloquent et,  comme ses séquelles, les non re-connaissances nous rendent fous…