Le Chaperon rouge de la rue Pigalle de Florence Hebbelynck

Dans une pièce au texte tendre, Florence Hebbelynck redonne un corps et une voix à Cathy, une prostituée de la rue Pigalle. La pièce est un moment de grâce paradoxale.

 

En 2002, Florence Hebbelynck vit et travaille à Paris comme comédienne. Dans sa rue, à Pigalle, elle croise souvent Cathy, une prostituée de 67 ans, qui haut de son mètre cinquante trois, brave tous les temps, vêtue d’un manteau rouge. C’est la raison pour laquelle son fils, à 3 ans, l’a surnommé « Le Petit Chaperon rouge ». Un jour, Cathy monte prendre un thé avec Florence et consent à un enregistrement de la chronique de sa vie. Cathy se raconte : elle tomba dans la prostitution comme le résultat attendu d’une enfance misérable. Et elle arpentera, soixante ans durant, le trottoir de la rue Pigalle. En se racontant, Cathy se crée. Par sa parole elle devient une personne et non plus une chose à louer. Elle explique comment elle a su devenir parfois l’actrice de sa vie, comment elle a su enjamber parfois l’équation dominant-dominée. Elle parle, désormais par le truchement de la comédienne, et elle est brûlante du désir de se raconter. Un jour, elle disparaît. Sa fin sera monstrueuse.

Car il est question d’un monstre comme on les aime dans les romans de Victor Hugo. Une misérable reclue, exclue au destin épouvantable. Mais Florence Hebbelynck a su avec tendresse, sans juger et sans bousculer, observer et nous rendre compte de l’humanité d’une Cathy à la fois digne, attachante et drôle. La pièce jaillit ainsi, presque de surcroît, au travers des mots de Cathy repris sur un magnétophone, de souvenirs et de savants allers-retours entre l’image fictionnelle de la prostituée et son incarnation par l’actrice au talent confirmé.

Et l’on quitte la salle après des applaudissements nourris, avec en esprit Cathy notre sœur en humanité et avec elle l’image de quelques clients morts aussi ou désormais orphelins de ses caresses.

 

 

Le Chaperon rouge de la rue Pigalle

de Florence Hebbelynck, mise en scène Stéphane Arcas, avec Florence Hebbelynck et Nicolas Luçon

Manufacture des Abbesses

 

Crédit Photo Estelle Rullier

À voir en août à Paris : Boule de suif de Maupassant par André Salzet

Après Le Joueur d’échecs et Madame Bovary, André Salzet se passionne pour la nouvelle qui a rendu Maupassant célèbre : Boule de suif. Et une fois encore, notre gourmandise littéraire est repue.

Boule de suif est une nouvelle de Guy de Maupassant, écrite dans le courant de l’année 1879, rendue publique en 1880. Elle constitue une œuvre majeure de la fin du 19eme siècle. Elle fut adaptée souvent au théâtre, à la télévision, au cinéma jusqu’à Hollywood qui a produit une version western encensée par Hervé Bazin : La Chevauchée fantastique, en 1986.

« Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables »

Hiver 1870. À bord d’une diligence, dix personnes fuient Rouen occupée par l’armée prussienne : des notables, deux bonnes sœurs, un révolutionnaire et Élisabeth Rousset, prostituée surnommée jadis « Boule de Suif » à cause de son embonpoint. La voiture avance lentement dans la neige. La faim tourmente les esprits. Généreuse, Boule de Suif partage ses provisions avec les passagers. La nuit tombe. La diligence doit faire étape dans un village occupé par l’ennemi. Là un soir, Boule de Suif va t’elle se donner à un officier prussien pour sauver les autres voyageurs?

« Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura : Elle pleure sa honte »

L’adaptation de Salzet restitue la beauté du texte, son humour et sa morale féroce. Nous sommes au plus près des mots de l’auteur. Émerge devant nous un échantillon d’une société bourgeoise où l’hypocrisie assumée ne rivalise qu’avec celle plus discrète du clergé. Avec Salzet, nous sommes dans la diligence, puis dans l’auberge. Nous sommes près de Boule de Suif poignante dans sa naïveté. André Salzet nous donne tout à voir, le froid, la faim, la hâte comme l’attente. Moderne, cette nouvelle est édifiante à nous disséquer ce patriarcat qui fomente la mascarade capitaliste autant que ce que nous appelons depuis la culture du viol. Nous sommes au cœur de la politique. Et grâce à l’interprétation de Salzet au cœur de l’humain. La mise en scène est formidable d’élégance. Elle est une des plus réussies de Sylvie Blotnikas ; elle figure les jours qui s’égrènent pour se refermer sur le destin de chacun selon sa place dans l’équation de la farce sociale. Au sein de cette scénographie, André Salzet est minutieux, précis et rigoureux. Il est respectueux. Investi, il est en tension à rendre hommage à la plume de Maupassant, autant qu’à la générosité bouleversante de Boule de suif.

Le moment est rare.

Boule de suif

Auteur : Guy de Maupassant
Artistes : André Salzet
Metteur en scène : Sylvie Blotnikas

Jusqu’au 21 août. Théâtre Le Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris.Lien de réservation.

Visuel: Affiche

À voir en août à Paris : Boule de suif de Maupassant par André Salzet

05 AOÛT 2022 | PAR DAVID ROFÉ-SARFATI

Après Le Joueur d’échecs et Madame Bovary, André Salzet se passionne pour la nouvelle qui a rendu Maupassant célèbre : Boule de suif. Et une fois encore, notre gourmandise littéraire est repue.

Boule de suif est une nouvelle de Guy de Maupassant, écrite dans le courant de l’année 1879, rendue publique en 1880. Elle constitue une œuvre majeure de la fin du 19eme siècle. Elle fut adaptée souvent au théâtre, à la télévision, au cinéma jusqu’à Hollywood qui a produit une version western encensée par Hervé Bazin : La Chevauchée fantastique, en 1986.

« Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables »

Hiver 1870. À bord d’une diligence, dix personnes fuient Rouen occupée par l’armée prussienne : des notables, deux bonnes sœurs, un révolutionnaire et Élisabeth Rousset, prostituée surnommée jadis « Boule de Suif » à cause de son embonpoint. La voiture avance lentement dans la neige. La faim tourmente les esprits. Généreuse, Boule de Suif partage ses provisions avec les passagers. La nuit tombe. La diligence doit faire étape dans un village occupé par l’ennemi. Là un soir, Boule de Suif va t’elle se donner à un officier prussien pour sauver les autres voyageurs?

« Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura : Elle pleure sa honte »

L’adaptation de Salzet restitue la beauté du texte, son humour et sa morale féroce. Nous sommes au plus près des mots de l’auteur. Émerge devant nous un échantillon d’une société bourgeoise où l’hypocrisie assumée ne rivalise qu’avec celle plus discrète du clergé. Avec Salzet, nous sommes dans la diligence, puis dans l’auberge. Nous sommes près de Boule de Suif poignante dans sa naïveté. André Salzet nous donne tout à voir, le froid, la faim, la hâte comme l’attente. Moderne, cette nouvelle est édifiante à nous disséquer ce patriarcat qui fomente la mascarade capitaliste autant que ce que nous appelons depuis la culture du viol. Nous sommes au cœur de la politique. Et grâce à l’interprétation de Salzet au cœur de l’humain. La mise en scène est formidable d’élégance. Elle est une des plus réussies de Sylvie Blotnikas ; elle figure les jours qui s’égrènent pour se refermer sur le destin de chacun selon sa place dans l’équation de la farce sociale. Au sein de cette scénographie, André Salzet est minutieux, précis et rigoureux. Il est respectueux. Investi, il est en tension à rendre hommage à la plume de Maupassant, autant qu’à la générosité bouleversante de Boule de suif.

Le moment est rare.

Boule de suif

Auteur : Guy de Maupassant
Artistes : André Salzet
Metteur en scène : Sylvie Blotnikas

Jusqu’au 21 août. Théâtre Le Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris.Lien de réservation.

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Dolto – lorsque Françoise paraît

Éric Bu a écrit une pièce biographique sur Françoise Dolto. Son texte est édifiant et émouvant, sa mise en scène intelligente et Sophie Forte y est parfaite. Une grande pièce qui a fait le buzz à Avignon.

Un parcours singulier

1916. A huit ans, Françoise a une révélation : quand elle sera grande, elle sera médecin d’éducation ! Personne ne la prend au sérieux. Surtout pas sa mère, effrayée par cette enfant à la pensée si libre. Mais Françoise n’est pas seule, son Bon Ange Gardien veille sur elle et la soutient tout au long des épreuves de son enfance. Des épreuves que vous revivez avec eux, en remontant aux origines de la pensée de Françoise, et au gré de son regard d’enfant, à la fois si naïf et si clairvoyant… De 1976 à 1978, une psychanalyste prenait la parole à la radio dans une émission devenue célèbre et intitulée : Lorsque l’Enfant paraît. En moins de  dix minutes, Françoise Dolto s’y proposait d’expliquer qu’un enfant est une personne à part entière et de rendre à partir de son expertise  de la psychanalyse un peu de bon sens dans la relation parents-enfants. Jacques Pradel, tout jeune animateur,  lisait à l’antenne les lettres sélectionnées par la fille, Catherine Dolto, et Françoise les commentait et répondait aux questions. Les entretiens seront publiés en 1977 et sans cesse réédités depuis.

Comment Françoise paraît ?

La pensée de Dolto nous paraît si commune aujourd’hui, si évidente, alors qu’elle a représenté un immense bouleversement  quant au regard que les adultes portaient sur les enfants. La question que se pose Eric Bu est la suivante : d’où vient la pensée de Francçoise Dolto, et plus largement comment naît le génie ? Qui est cette petite fille née en 1908  et qui à douze ans doit faire face au décès de sa grande soeur et à la culpabilité que sa mère lui fait endosser de sa mort ?

Eric Bu mène l’enquête. Elle est captivante. Elle nous replonge dans les révolutions sociétales du XXe siècle. Dolto emplit de bon sens, façonnait une nouvelle pensée des parents ; elle fut souvent mal comprise, souvent mal lue. L’avènement d’une génération de parents permissifs et laxistes terrorisés par leurs enfants est certainement un effet pernicieux des conseils de la psychanalyste. Et Eric Bu nous le rappelle : Dolto ne s’opposait pas à une tape, elle savait conseiller une taloche. 

Nous cheminons dans la vie de la grande dame de la psychanalyse des enfants explorant chaque détail, chaque anecdote à la recherche de l’origine du génie. C’est Sophie Forte qui nous apporte la réponse dans une interprétation magistrale. La comédienne est fantastique, extraordinaire. Elle nous fait rencontrer avec la même authenticité la petite Françoise de 8 ans comme la vieille Dolto qui va s’éteindre. Elle rend compte du courage, du désir vibrant, de la force de caractère, de l’intelligence aiguisée, de la lucidité et de la sagesse de son personnage. Elle incarne tout du long ce trait de caractère qui constitue peut-être le secret de Dolto : une espièglerie qui ne renonce jamais. Comme un enfant qui sait beaucoup.

 

Texte : Éric Bu. Mise en scène : Éric Bu. Interprète(s) : Sophie Forte, Christine Gagnepain, Stéphane Giletta. Durée : 1 h 30.

Visuel : Affiche

Avignon OFF #2 : Augustin Mal n’est pas un assassin de Julie Douard

Au théâtre des Halles, François Bureloup ose le personnage de monstre dans un soliloque à la mesure de son talent. On reste perché à ses lèvres et aux mots de Julie Douard.

Augustin Mal est un homme qui se rêve ordinaire sans bien savoir de quoi il s’agit quand on est ordinaire. Reclus, abonné à  la solitude et à une déréliction radicale, il épie chez ses contemporains autant la norme que ses petites transgressions.  Il se pense fin observateur du monde qui l’entoure. Il n’est que soliloque mental. Dans une tentative de s’incarner, il comble sa personnalité quasi vide par un imaginaire qui lui sert de compagnon. Emprisonné dans un imaginaire, il se croit aimé et amoureux. La morale commune lui échappe. Et puis aussi, Augustin collectionne les slips. 

Avec un humour grinçant, Julie Douard déconcerte ; Augustin nous entraîne vers l’effroi, mais aussi vers la compassion. Il nous interpelle sur une société en pleine mutation qui génère à sa périphérie l’exclusion et ses monstres. L’autrice a réussi à créer un personnage hugolien, un monstre qui signe son époque, une époque où le Metoo et la lutte vive pour l’égalité des sexes libèrent, mais aussi percutent certains individus qui ne comprennent plus le monde.

À l’époque de la fluidité des genres, Augustin fait face aux vertiges du nouveau sens commun. Lui qui se veut un homme seulement homme cherche à rencontrer des femmes seulement femme. Par son imaginaire, il pense renverser la nouvelle équation. Par son délire seulement, il supporte le monde.

Julie Douard invente un personnage de monstre qui croit tout savoir et qui est attachant parce que justement il a appris à se mouvoir dans un monde qu’il ne comprend pas. Bureloup réussit le tour de force de nous faire comprendre l’intimité du personnage et de jouer l’absence d’équivoque de la psychose.

Augustin Mal n’est pas un assassin

Ecriture Julie Douard, mise en scène Olivier Lopez.
Jeu François Bureloup.

Du 7 au 26 juillet 2022 à 14h30.
relâches les 13, 20 juillet 2022

Théâtre des Halles 

Durée 1h15

AVIGNON OFF 2022 #1 : MOLLY B

Cécile Morel s’est emparé du  texte de James Joyce, Molly B; par lectures-écritures successives elle a fait sédimenter un nectar qu’elle incarne dans un seul en scène intense. 

Le monologue de Molly Bloom, ou Pénélope, est le dernier chapitre du roman Ulysse, de James Joyce. Il est écrit sans ponctuation, car il recueille en apnée le témoignage puissant d’une femme. Il nous captive car il porte une parole radicalement actuelle au titre de notre intérêt naissant pour l’énigme du désir de la femme. Car maintenant que le monde connaît l’émancipation de la femme (occidentale), l’écriture inclusive, le mouvement #metoo ou les Femen, cette énigme se dévoile sous le ressac d’un machisme genré où ce désir féminin ne se pensait que comme une réponse au désir masculin.

La force d’incarnation de Cécile Morel est brutale, violente et magnifique. Le texte est dit dans un flot continu où les scansions sont dans les cadences, les respirations, les chants magnifiques, où le mot « oui » est sans cesse répété comme une incantation.

Pétrie de désirs, Molly B est un personnage qui regarde sans ciller la réalité, même la plus crue. Elle est sensuelle, concrète; elle vibre et nous fait  vibrer. Le public, docile, se laisse emporter par les mots et la respiration de la comédienne. Jamais un spectacle n’aura proposé une expérience aussi impudique et indispensable. Durant une heure si vite passée, Cécile Morel donne souffle et peau à une femme d’exception. Le texte unique, intime, provocateur, authentique est un bijou littéraire à découvrir. Écrit comme un témoignage il opère par le jeu de Cécile Morel  comme un texte libérateur, un rinçage psychique.

MOLLY B

D’après James Joyce
Interprètes / Intervenants
Interprète(s) : Cécile Morel
Lumières : Jean-Pierre Nepost


Théâtre des Lilas, 17H30, 1H05 vu en 2018 à la Maison de la Poésie,

Antoine et Cléopâtre à l’Odeon ; Célie Pauthe s’égare en Egypte

Célie Pauthe propose une lecture de Antoine et Cléopâtre de Shakespeare dans l’air du temps. Elle figure sur le plateau des Ateliers Berthier, une guerre entre l’occident et l’orient qui ne s’éteindra que par le suicide des amants mythiques.  L’audace est à saluer sauf qu’elle rate son coup.

Antoine et Cléopâtre, une passion politique

La pièce est une boite de pandore. Antoine et Cléopâtre c’est un couple célèbre. Le cinéma y est certes pour beaucoup depuis qu’un autre couple terrible, Richard Burton et Elizabeth Taylor, les a incarnés. Antoine et Cléopâtre, c’est aussi un  mythe politico-­sentimental où la vedette revient à la reine d’Égypte, impérieuse et ensorceleuse, à côté d’un Marc Antoine aliéné à ses charmes. C’est aussi une pièce qui figure le moment de bascule de l’Histoire où  s’opposent d’un côté la passion amoureuse et de l’autre l’industrie géopolitique de l’empire romain qui veut faire régner sur un monde unifié l’ordre, la mesure et la stabilité.

Antoine et Cléopâtre c’est enfin un drame shakespearien à l’intrigue savoureusement psychanalytique car y circulent l’amour, le pouvoir et le meurtre entre une femme absolue, des frères d’armes et un père mort César, ancien amant de Cléopâtre qui vient hanter Antoine. 

Une confrontation orient occident

Célie Pauthe propose une adaptation et une lecture nouvelle autour de la question tiers-mondiste d’une confrontation entre l’occident et orient. Déjà avec Berenice, la reine juive de Palestine, elle avait mis en scène avec force à Berthier au milieu des sables du désert une vision racinienne d’une fusion impossible entre Titus et Bérenice, d’une harmonie perdue entre l’ouest et l’est.  

Elle imagine cette fois une Cléopâtre anachroniquement arabe. Elle associe  son geste des chansons de Mohammed Abdel Wahab. Elle veut voir et nous faire voir dans le projet d’Octave tout autant que d’Antoine celui de créer un nouveau monde où les notions même d’Orient et d’Occident n’existeraient plus mais se fondraient en une même hybridité originelle, indémêlable.  Expurgé de ses autres dimensions, la pièce se vide. La langue de Shakespeare se rebelle à simplification. Mounir Margoum brille dans le rôle d’un Antoine orientalisé. Le public  (et avec lui les comédiens?)  n’adhère pas à cette vision sommaire du drame. Célie Pauthe s’égare et nous perd ; on s’ennuie un peu. 

Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare mise en scène Célie Pauthe avec Guillaume Costanza, Maud Gripon, Dea Liane, Régis Lux, Glenn Marausse, Eugène Marcuse, Mounir Margoum, Mahshad Mokhberi, Mélodie Richard, Adrien Serre, Lounès Tazaïrt, Assane Timbo, Bénédicte Villain, Lalou Wysocka

« La panne » de Friedrich Dürrenmatt

Après plusieurs années consacrées brillamment aux pièces emblématiques de Samuel Beckett, la troupe TobyOrNot adapte sur scène La Panne, un roman du suisse Friedrich Dürrenmatt plus connu pour sa pièce La Visite de la vieille dame

Après le chaos 

 

La Panne (titre original : Die Panne) est un roman paru en 1956. Écrit en 1956, le récit devient une pièce radiophonique créée la même année, connaît une seconde version pour la radio en 1959, puis une adaptation en comédie pour un théâtre ambulant en 1979. Entre-temps, Ettore Scola adapte le récit au cinéma en 1972 sous le titre La Plus Belle Soirée de ma vie.

Friedrich Dürrenmatt est né en 1921 d’un père pasteur en Suisse. Il y a chez lui une proximité avec l’œuvre et la pensée de Beckett. Chez Dürrenmatt, le monde est perçu d’abord comme effritement et chaos.  Tout au long de son œuvre, il exprime un sentiment quasi religieux de l’absurde et une inquiétude propre aux générations d’après-guerre. D’avoir été épargné naît chez ce Suisse d’origine une inquiétude existentielle. Sa vision du chaos se diffuse dans toute son œuvre et se retrouve magnifiquement dans La Panne, farce noire et absurde. 

De l’ennui et d’un diabolique jeu de rôles au sein d’un Ehpad

Un infirmier d’une maison de retraite s’avance vers nous un livre à la main. Il lit a haute voix le roman de Friedrich Dürrenmatt. Il raconte un homme, Alfredo Traps, voyage pour son travail dans sa voiture neuve. Il vient de monter en grade au sein de son entreprise de textile ; il est heureux, marié, infidèle mais sans excès. Le moteur de son nouveau véhicule, une Studebaker, a des ratés, puis s’arrête. C’est la panne. Alfredo Traps marche jusqu’au prochain village, organise la réparation de sa voiture, et cherche un hôtel. La seule auberge est complète mais on lui indique l’adresse d’un retraité qui a une chambre. 

L’adaptation imaginée par Jean-Jacques Nervest et mise en scène par Laure Sagols organise un entuilage délicieux. Alors que l’infirmier poursuit son récit, l’intrigue se matérialise sur le plateau. L’infirmier devient Traps et le retraité devient un des résidents de l’Ehpad. Traps se retrouve dans une soirée étrange, en compagnie de son hôte, un ancien juge et deux autres invités, un ancien procureur et un ancien avocat. Tous ont autour de 80 ans. On propose à l’invité de jouer le rôle de l’accusé d’un procès fictif à inventer. Il accepte, trouvant ce jeu fort distrayant.

Une tranche gourmande d’humour noir

Jean-Jacques Nervest (qui fut le foutraque Pozzo dans le très réussi En attendant Godot mis en scène par Jean-Claude Sachot) interprète l’infirmier devenu Traps ; il nous emmènera au plus profond de son inconscient et de ses pires conflits psychiques. Philippe Catoire, Dominique Ratonnat et Vincent Violette incarnent avec force les trois vieillards cacochymes. Les lumières de Christian Pinaud et la création sonore de Nicolas Daussy épousent l’intrigue et finissent de fournir l’écrin aux talents de ces quatre merveilleux comédiens. 

Si dans le roman le procès est rythmé par les nombreux plats, viandes, volailles, plateau de fromages, arrosés de bouteilles de Neuchâtel, de Grands Maréchaux, de Pichon-Longueville 1933, de Château Pavie 1921, dans l’EHPAD règne l’indigence et les victuailles comme les grands crus sont hallucinés autour de quelques radis et de litres de Clairefontaine. On s’en amuse cependant que le drame est en marche. Traps, troublé, le cerveau ralenti par les nombreux verres ingurgités, découvre peu à peu son propre parcours sous un angle qu’il s’était toujours refusé à envisager. Le vieux procureur –terrifiant et admirable Phlippe Catoire– est sans pitié. Avec lui, ses deux compères sont insatiables de cruauté, entre somnolences éthyliques et discours aiguisés par la désinhibition que seul l’âge avancé autorise. L’humour noir est au comble de notre gourmandise.

Nous ne spolierons pas la chute aussi infantile que grave, aussi terrible que drolatique. Révéler toutefois que l’on rit beaucoup d’un rire de conjuration. La pièce qui se joue jusqu’au 28 mai est à ne pas rater. Son public en sort joyeux mais non indemne. 

La panne

Auteur : Friedrich Dürrenmatt
Mise en scène : Laure Sagols
Création lumières : Christian Pinaud
Création sonore : Nicolas Daussy
Distribution : Philippe Catoire, Jean-Jacques Nervest, Dominique Ratonnat, Vincent Violette

Théâtre de l’Essaion (lien de réservation)

6, rue Pierre au lard (à l’angle du 24 rue du Renard)
75004 Paris

Marguerite Duras ressuscitée par Catherine Artigala

Mise en scène avec habileté par  William Mesguich, l’actrice Catherine Artigala prête son corps et sa voix à une magistrale réincarnation de Marguerite Duras dans une adaptation brillante menée par Michel Monnereau des derniers entretiens de l’autrice de Hiroshima mon amour.

Marguerite Duras revient pour mieux nous quitter.

Elle est assise face à nous, elle nous attend au milieu de ses livres, de ses souvenirs, de ses bouteilles aussi. Bientôt, le rideau se lève et elle va nous livrer ses dernières vérités et certitudes ; elle nous jette au visage sa vérité acariâtre et douce à la fois. Marguerite Duras est une femme colérique , on le sait ; elle est aussi une femme qui a souffert beaucoup, qui a aimé souvent, qui a su honorer et déshonorer son corps et ceux d’hommes rencontrés tout au long de sa vie depuis l’enfance. Elle est cette écrivaine géniale qui a su s’attacher, dans une langue à elle, celle que l’on nomme durassienne à interpréter et réinterpréter sans cesse son enfance, sa vie, son monde. Elle est la romancière et la dramaturge du souvenir.

Dans l’univers de Duras la parole qui semble ne s’adresser à personne s’évanouit dans le silence ; dans son oeuvre les vies semblent perdues tandis que l’émotion se retient sans cesse. La pièce épouse le trait. On se raconte, mais on ne se parle pas ;  la confrontation des souvenirs sert de récit. Et le récit sert d’élaboration, de réflexion, de littérature et de stigmate d’une authentique sensibilité. À la fin de la confession, elle nous aura livré beaucoup sur son enfance, sur les colonies, sur sa mère surtout. A la fin de sa vie , elle ne veut retenir que la fille en elle. Extraits : Ma mère était plus que ma mère, c’était une institution. Il existe deux petites filles en moi, celle de l’Amant, et celle des photographies de l’enfance. Elle se raconte et s’explique à partir de souvenirs. Se cache sous les mots une douleur qui est la souffrance elle même. Lors de ces entretiens, elle ne nous racontera pas son enfant perdu. Elle veut rester une fille pour toujours. Elle reste aussi la romancière animée par l’amour de ses lecteurs. Après une heure d’aveux intimes, d’adresses au public, elle nous quitte, bouleversante.

Catherine Artigala est admirable

Catherine Artigala restitue tout. Rien ne lui échappe, ni les désillusions ni l’humour. Il n’est pas sans périls de jouer sur scène une personnalité aussi célèbre,  pour la comédienne qui doit affronter un monument tout autant que pour nous, spectateurs car nous avons en nous une Marguerite Duras, la nôtre jalousement fabriquée à partir de la découvertes de ses livres et films, et qu’il s’agit de ne pas abimer. Catherine Artigala est admirable de neutralité positive ; elle emplit intimement les mots de Marguerite Duras. Dirigée par le talentueux William Mesguich elle construit son personnage non en intentions mais par le truchement des mots même de la romancière. Elle se constitue à la façon d’une construction littéraire. 

Marguerite Duras, et son double Catherine Artigala agacent et émeuvent. À la fin de la pièce, trop courte, il faudra se séparer d’elles deux. Les applaudissements sont nourris.

La vie matérielle, mise en scène William Mesguich, interprétation Catherine Artigala, adaptation Michel Monnereau, jusqu’au 22 mai les jeudi à 19H30, les samedi et dimanche à 17H00, au Théâtre du Gymnase, 38boulevard Bonne nouvelle, métro bonne nouvelle, lien de réservation

Crédit Photo ©Xavier Cantat 

Eden Cinéma, un magnifique Duras avec Annie Mercier

Dix ans après Hiroshima mon amour, Christine Letailleur retrouve l’écriture de Marguerite Duras. Elle nous offre Eden Cinéma au Théâtre des Abbesses. L’immense Annie Mercier y joue la mère. 

 

La beauté du geste.

La première sensation, engageante, est d’ordre esthétique. Le décor minimaliste enchâssé, les lumières indolentes aux calibrages sensibles, la sobre scénographie viennent percuter nos imaginaires que le texte féroce de Marguerite Duras va malmener. Le dispositif, œuvre conjointe de Emmanuel Clolus et de Christine Letailleur pour la mise en scène, de Grégoire de Lafond et de Philippe Berthomé pour les lumières et de Emmanuel Léonard pour le son fabrique un choc de forme. Le texte, terrible, âpre, plein de rancœurs et de faux espoirs, d’incestuel, de meurtre, de déchéance, de folie aussi ébranle . Annie Mercier, Alain Fromager, Hishori Ota et Caroline Proust habitent leur personnage. Annie Mercier construit une mère, vivante, morte et spectre à la fois, sourde et aveugle au monde, prostituant sa fille, séparant le fils de la sœur, clamant que si elle est une victime elle se tient puissante, droite et avertie. La comédienne est une fois encore incroyable. Caroline Proust incarne la fille perdue, secouée par la mère, consentante mais amère, dans une partition très juste. Alain fromager est Joseph, le fils, l’homme de la maison, dans une ambivalence des sentiments, protecteur et jaloux, dévasté par son désir d’ailleurs. Le comédien physique est remarquable.

 

Ça ne parle pas ça raconte. 

La pièce est une réécriture pour la scène par Marguerite Duras elle-même d’Un barrage contre le Pacifique. Les nombreuses didascalies de la pièce, ainsi que les longs monologues, autant de moments de grâce sont les vestiges du roman. L’Éden Cinéma est avant tout un récit, celui du quotidien de Suzanne, de son frère Joseph et de leur mère, Marie Donnadieu, en Indochine française. La sœur et le frère racontent leur enfance marquée par le combat de leur mère dont les projets furent ruinés par la corruption des supplétifs locaux de l’administration coloniale. Arrivée en Indochine en 1912 comme enseignante, Marie Donnadieu arrondit ses fins de mois en jouant du piano dans un cinéma de Saïgon. Grâce à ses économies, elle obtient en concession des terres pour les cultiver. Mais ces terres sont une tricherie et chaque année la récolte est détruite par la mer.

Christine Letailleur nous plonge dans l’univers de Duras, là où la parole s’évanouit dans le silence, où les vies sont perdues. La metteuse en scène nous place au milieu d’un clair-obscur faits de souvenirs à haute teneur émotionnelle. Pourtant, l’émotion se retient sans cesse. On se raconte, mais on ne se parle pas. Comme souvent chez Duras, la confrontation des souvenirs sert de récit. Les affects sont muets :

extrait : Les enfants embrassent les mains de la mère, caressent son corps toujours. Et toujours elle se laisse faire. Elle écoute le bruit des mots.

Nous sommes spectateurs au delà d’un récit tissé par le souvenir d’une mère déjà morte, d’une douloureuse séparation, d’un renoncement nécessaire au premier et illusoire paradis perdu. La pièce bouleversante est une expérience rare.

 

L’Éden Cinéma

Texte : Marguerite Duras
Mise en scène : Christine Letailleur

Avec : Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota, Caroline Proust

Théâtre de la Ville- Salle Abbesses

Durée 2H

Crédit Photo © Jean-Louis Fernandez

Ödön Von Horváth auteur dramatique a redécouvrir

Ödön Von Horváth romancier hongrois est peu connu. Il est souvent connu à la marge parce que le 1er juin 1938, il est tué, mort pathétiquement idiote,  par la chute d’une branche d’arbre devant le théâtre Marigny à Paris Partisan de la République, antinationaliste convaincu, Horváth se veut dans une certaine mesure au dessus des partis. Il n’aime guère la social-démocratie, et comprend vite qu’il s’agit de se méfier du sectarisme et du fascisme du Parti communiste allemand. Il est l’un des premiers et rares auteurs à attaquer les nazis.

A la Comédie Nation Elie Rofé monte le biopic écrit par Matéo Troianovski du dramaturge allemand né en 1901. La pièce à la façon d’une biographie de Stéfan Zweig traverse un bout de siècle.

La vie ardente de Ödön Von Horvath

La pièce Horvath, apatride rend hommage à un homme et à son destin. Elle rappelle le destin d’un homme à l’optimisme difficile qui cherchera à s’extraire du poison des nationalistes. Elle raconte un homme de lettres, personnage singulier et sombre, rongé par l’avènement du nazisme. 

Ödön Von Horvath naît en 1901. Fils de diplomate, il voyage très jeune dans toute l’Europe. Ses opinions altermondialistes, acquises au cours de ces voyages, sont inaudibles pour cette époque obsédée par les nations et les peuples. Très tôt ses œuvres crient au danger fasciste. En 1929, anecdote authentique, sa route croise celle d’Hitler. Il fera le coup de poing avec un groupe de supporters du futur Führer. Un procès tumultueux s’en suivra, où le jeune Horvath s’attirera définitivement la haine des nationalistes.

Le théâtre engagé de Ödön Von Horvath

Si en 1932 il obtient Le Prix Kleist, plus haute distinction littéraire d’Allemagne pour sa pièce Légendes de la forêt viennoise, une description fine de l’univers des petites gens modestes assommés par la morale religieuse et la loi patriarcale, le terrible autodafé de 1933 ne ménagera pas ses ouvrages. En 1936 il est contraint de fuir ; il voyage alors dans toute l’Europe et continue de publier des pièces dénonçant sans détour le danger nazi. En 1938, il arrive à Paris où le réalisateur Robert Siodmak lui propose une adaptation d’un de ses romans au cinéma. Mais, le 26 mai 1938 sur les Champs-Elysées, devant le Théâtre Marigny, une branche d’arbre se décroche au-dessus de sa tête et l’emporte dans une mort conforme à ses œuvres : étrangement cynique. De passage à Amsterdam, Ödön Von Horvath avait rencontré une gitane qui lui avait prédit qu’un séjour à Paris sera pour lui décisif!

Une pièce shakespearienne

Les œuvres de Ödön Von Horvath sont imprégnées d’une volonté de mettre à nu. Sa dramaturgie du dévoilement veut témoigner du ravage des mensonges et des indignités. Son style féroce n’hésite pas à dénoncer la lâcheté et la manipulation des masses. Auteur engagé, il dépeint le monde tel qu’il le voyait, sans l’embellir ni l’enlaidir. Il veut rendre compte d’un monde en train de disparaître. On pense au Monde d’hier de Stéfan Zweig.

La pièce imaginée par Matéo Troianovski  restitue au plus près la tragédie, la solitude de l’artiste et son combat perdu, mais volontariste. Tout y est shakespearien. La gitane renvoie aux trois sorcières de Macbeth. Les introspections d’Horvath rappellent celles de Hamlet, la déréliction du personnage, celle de Shylock. Quant à l’ambiance sombre, nous voilà dans la Tempête. Nous sommes chez Shakespeare, l’humour en plus.

L’interprétation épouse l’excellence du texte. Matéo Troianovski grand tragédien saisit le public. Fanny Le Pironnec bouleverse. Juliette Derkx comédienne caméléon impressionne. Les applaudissements sont soutenus. 

Horváth, apatride

Comédie Nation, 77 rue de Montreuil, 75011 Paris

Auteur : Matéo Troianovski
Artistes : Fanny Le Pironnec, Juliette Derkx, Matéo Troianovski
Metteur en scène : Elie Rofé

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